CO-DÉPENDANCE: SAUVER L’AUTRE POUR SE SAUVER
La co-dépendance est un trouble affectif encore relativement mal connu des médecins et du grand public. Elle affecterait, si on en croit les spécialistes, un pourcentage élevé de la population. En Suisse romande, l’organisation Co-Dependents Anonymous (CoDa) permet aux concernés de trouver remède à leurs maux.
Ingeborg* a 43 ans, elle est mère de deux enfants et occupe un poste à hautes responsabilités dans une organisation internationale. Elle est belle, sportive, rigole à pleines dents. Personne ne s’imaginerait une seconde qu’en réalité, sa confiance en soi frôle le degré zéro et qu’elle est constamment au bord du burnout et de la dépression. Faut dire qu’Ingeborg excelle dans le maintien des apparences. Sa maison est impeccablement tenue, ses enfants bien élevés, et on en vient presque à oublier l’existence de son conjoint, Robbie*, 46 ans, sans emploi, alcoolique et toxicomane depuis près de vingt ans. Dans les faits, Ingeborg souffre de co-dépendance. Elle n’est pas dépendante à une substance, comme Robbie, mais au lien qu’elle entretient avec lui et sa maladie. «Une personne saine ne reste pas avec un dépendant. Elle lui fait signe que ça suffit et, si rien ne change, elle part», explique Daniela Danis, psychologue et psychothérapeute spécialisée dans le traitement des addictions à Genève. «Seul le co-dépendant reste avec le dépendant. Ayant peu de respect pour lui-même, il est enclin à accepter l’inacceptable».
Reconnaître les symptômes
La co-dépendance est un trouble comportemental acquis qui affecte la capacité d’une personne à entretenir des relations équilibrées avec autrui. Elle affecte principalement les relations amoureuses, mais peut aussi impacter les relations familiales, amicales et professionnelles. Pour Daniela Danis, le co-dépendant est celui qui vit constamment à l’extérieur de lui-même. «Il dénie ses propres besoins et limites. A mesure que l’autre s’impose, le co-dépendant s’efface jusqu’à devenir invisible. Il ne s’écoute pas et à un certain moment, c’est son corps qui finit par craquer.» Se sacrifier pour autrui est une des expressions typiques de la personnalité co-dépendante. Colère chronique, problèmes de culpabilité, difficultés à prendre des décisions, peur d’être abandonné, besoin compulsif de contrôler l’autre, recherche anormale de reconnaissance, incapacité à s’ajuster à des changements ou encore difficultés à identifier ses propres sentiments et ressentis sont d’autres symptômes classiques de la co-dépendance.
En mission
«Le co-dépendant, poursuit la spécialiste, se sent investi d’une mission, celle de sauver l’autre.» Dans ses élans bienfaiteurs, il cherche également à combler un immense vide intérieur. «Il désire qu’on lui confirme sa bonté, ce qui le rend davantage vulnérable», explique Daniela Danis.
Hélas, vouloir sauver l’autre pour exister n’aboutit pas toujours. Comme l’explique le Pr Daniele Zullino, chef du service d’addictologie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), «le co-dépendant peut parfaitement être celui qui maintient la chronicité de la consommation du dépendant en voulant justement le contrôler. Très souvent, l’un est malade, l’autre joue au soignant, et chacun y trouve son compte. Le problème, c’est que le soignant ne soigne en réalité jamais le malade jusqu’au bout». Co-dépendants et dépendants s’isolent ainsi dans une logique de déni de la réalité, l’un en alimentant la dépendance de l’autre en le couvrant de tous ses besoins, l’autre en rendant le co-dépendant coupable et responsable de sa maladie.
Causes possibles
Fréquemment, le co-dépendant est issu d’une famille dysfonctionnelle dans laquelle un ou plusieurs membres sont dépendants et/ou co-dépendants. Enfant, il devient ce qu’on appelle un enfant-parentifié: se sentant responsable, voire coupable du dysfonctionnement familial, il essaie par tous les moyens d’y remédier. Il devient progressivement le porteur ou la béquille du ou des parents malades. «Je suis toujours frappée, raconte Daniela Danis, de voir des enfants ayant souffert de parents dépendants et co-dépendants vous dire "plus jamais", et de les retrouver plus tard, malgré leurs vécus, dépendants ou en relation avec une personne dépendante. C’est que le moule était déjà formé.»
Dépendance invisible
«Nous n’avons à ce jour aucune statistique fiable, précise la psychologue, mais je peux vous dire qu’il y a environ trois fois plus de co-dépendants que de dépendants». Selon elle, la co-dépendance est fréquemment mal diagnostiquée et confondue avec des troubles de l’ordre de l’anxiété et de la dépression. «C’est une pathologie qui génère des souffrances atroces et qui finit par anéantir des vies entières. Pourtant, une fois que nous en avons connaissance, les symptômes sont extrêmement clairs à détecter et une prise en charge adaptée peut être entamée.»
Prise en charge par CoDa
Il existe fort heureusement des moyens de se sortir des liens de co-dépendance. Dans la même veine que l’organisation mondiale d’entraide Alcooliques Anonymes (AA), l’organisation Co-Dépendants Anonymes offre des séances thérapeutiques de groupe plusieurs fois par semaine à Genève et à Gstaad. «CoDa est une association entièrement gérée par elle-même, se réjouit Daniela Danis. Sans hiérarchie, sans frais, sans inscription, la personne peut tout simplement s’y rendre en parfait anonymat. Dans le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, CoDa est un exemple de fraternité incroyable!»